À l’heure de la famille

Comment va votre cerveau? Ses circonvolutions serpentesques sont-elles sensibles à l’arrivée de la nouvelle année chinoise, placée en effet sous le signe du serpent? Votre esprit est-il plus mordant ou plus venimeux en ces jours de février? Vous êtes-vous mis à ramper d’une pièce à l’autre de votre appartement sans savoir pourquoi? La peinture de votre porte d’entrée a-t-elle commencé à s’écailler? Avez-vous la sensation que tout le monde susurre autour de vous? Ne vous inquiétez pas, c’est normal! Taïwan a adopté cette semaine un nouveau rythme, le rythme de la famille, des prières et des jeux d’enfants. Chacun rentre chez soi, chacun monte dans le train, laisse derrière soi le lieu de travail ou d’études et profite des congés. Bonne année!

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Il n’y a que deux périodes de vacances dans le pays, en été et au nouvel an, le plus important. Il est alors impensable de ne pas obtenir quelques jours de repos. C’est l’équivalent absolu de notre Noël, l’origine religieuse en moins. Ce qui n’empêche pas les temples d’être pleins de gens rendant hommage et priant pour démarrer un nouveau cycle en beauté et favoriser la chance.

À Dajia, où j’ai trouvé refuge dans la famille Chen pour les fêtes, on va voir Mazu, très célèbre déesse protectrice des marins, qui a un temple non moins célèbre dans la ville. On n’est pas exactement au bord de la mer me direz-vous, mais on n’en est pas très loin, il faut dire qu’ici la mer n’est jamais très loin. L’île s’étendant plus en longueur qu’en largeur, vous n’avez jamais besoin de faire beaucoup de kilomètres avant de la retrouver d’un côté ou de l’autre. Le bouddhisme a une place rituelle très importante, pas seulement pour les personnes croyantes, mais parce que son influence culturelle s’étend au-delà, dans des principes de vie et d’équilibre qui imprègnent les esprits. Le principe est de brûler de l’encens pour la prière et de faire des offrandes. Deux choses qui contiennent un potentiel comique tout à fait inattendu pour mon esprit friand de mauvais jeux de mots et quiproquos, malheureusement.

D’une part, parce que faire la prière se dit bai bai (拜拜), à prononcer exactement comme bye bye. On va bye bye, on va bye bye? Ça commence à passer mais au début il y avait toujours un petit neurone en moi qui protestait contre le décalage entre la familiarité du mot et la situation. Pensez qu’au lieu de demander bonheur, santé et prospérité, vous dites nonchalamment bye bye à vos dieux favoris, je ne pense pas que ce soit particulièrement poli. Remarquez qu’ils apprécieraient peut-être le repos?

Remarquez aussi qu’ils pourraient être vexés, surtout qu’ils n’auraient plus le privilège d’être nourris, ce qui m’amène brillamment à mon deuxième point. Mon deuxième point qui est né de ma surprise à la vue d’une assiette de bananes précédemment adressées à nos compagnons célestes atterrissant dans le salon, cette fois pour satisfaire nos bouches toutes humaines. Ah bon, alors quand on fait une offrande, on peut en profiter après? Je pose la question. Réponse : les dieux aspirent l’âme, l’essence de la nourriture, c’est comme inhaler les fumées des aliments. Une fois que la chose est accomplie, il n’y a pas d’obstacle à manger ce qu’ils ont déjà honoré. Mon amie Xin-Pin ne voit pas pourquoi ça m’interroge. Peut-être suis-je seule à déceler une dimension rigolote à l’affaire, mais je trouve que les bouddhistes sont des petits malins…

Ne croyez pas que prier est une affaire de vieux, tout le monde y va, les anciens comme les jeunes, les plus chics comme les plus débraillés, seuls les enfants sont tenus à l’écart du rituel. On passe par tous les lieux de prière et puis on peut poser des questions, en lançant par terre deux osselets en forme de lune. Ce n’est pas aisé de lire la réponse mais les voix de Dieux ne peuvent pas se donner si facilement n’est-ce pas?

 

Le temple c’est pratique, parce qu’entre deux repas, il faut bien s’occuper… Car oui, vous ne risquez pas de mourir de faim, la plupart du temps est consacrée à la nourriture. Quand on n’est pas en train de manger, on est en général en train de cuisiner ou de faire les courses. J’exagère : on sort, on rend visite à la famille, on joue avec les enfants. Enfin, j’exagère, mais à peine : de toute façon, la nourriture, à Taïwan c’est sacré, alors toutes les occasions sont bonnes. D’ailleurs, s’il n’est pas l’heure de déjeuner, il est au moins toujours l’heure de faire du thé.

 

Quelle que soit la nation, rien ne remplace les stars enfantines de la famille…

Tout ça donne par ailleurs lieu à un certain nombre de complications de politesse. Le nouvel an est le temps des visites, mais quand on arrive chez quelqu’un à l’heure de manger, il est tout de même plus poli d’avoir déjà mangé avant. Quand on est invité à manger, il ne faut pas chipoter, mais pas trop manger non plus. Quand il y a des visiteurs on fait beaucoup à manger par politesse, mais ils se doivent de refuser de rester dîner par politesse. Quand on est un invité dans la maison, il est bien vu d’accepter tout ce qu’on vous propose et d’y aller sans retenue du coup de baguette. J’avoue m’y perdre un peu dans les nuances. Par-dessus ça, on s’échange des boîtes de gâteaux à tire-larigot dès qu’on va chez quelqu’un, ce qui fait que toutes les familles en accumulent plus qu’il n’en faut, à moins d’être astucieuses et de refiler un peu les boîtes reçues à d’autres plutôt que d’en acheter de nouvelles. On comprendra aisément que si les postes ferment pour la fête, ce n’est pas le cas des patisseries.

À l’instant même où j’écrivais j’ai ainsi fait face à une situation un peu au-delà de ma capacité, car il était 18h et le dîner était sur le point de commencer, alors que nous avions mangé comme quatre à midi, avec addition de goûter. Mon estomac n’est pas encore assez taïwanais, je n’étais vraiment pas prête! L’adaptation alimentaire n’est pas tant question du contenu de l’assiette (qui est délicieux) que du moment où il s’agit de l’avaler…

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Toute la question en fait, c’est de se réhabituer à suivre un rythme collectif quand on a pris le pli de s’adapter à soi-même, à vivre en suivant ses besoins à soi. Si je suis seule, je peux décider de l’heure de mon dîner, de mon coucher, sortir à la dernière minute, travailler à six heures du matin si ça me prend. Alors quand on retrouve le groupe, c’est euphorisant mais on est rappelé à la nécessité de faire des compromis, à la nécessité de faire en sorte, soi, d’être bien dans le modèle qu’on vous propose et autour duquel tout le monde gravite. Ce sont les vacances, c’est d’autant plus un moment mouvant qui n’a pas de rythme fixe, avec des gens qui se lèvent à des heures différentes, et vagabondent à des occupations variées. Ajoutez à cela des traditions et des habitudes qui diffèrent d’un pays à l’autre et voilà le cocktail mixé. Deux mois et demi (parce que oui, ça ne fait que deux mois et demi) n’ont pas suffi à éradiquer tous mes réflexes de petite française, même si je prends gloire à tenter de tout faire le plus « taïwanaisement » possible, quoique ça veuille dire. Ce que ça signifie, au fond, c’est que je pense être une personne relativement flexible, mais que parfois la flexibilité c’est malgré tout fatiguant!

Je me dis que je suis serpent, que c’est par conséquent mon année et que ma souplesse reptile ne peut qu’être renforcée par cette coïncidence de calendrier. Quant à vous, je ne peux que vous engager à réfléchir à nouveau à vos résolutions de nouvelle année. Puisque vous ne les avez forcément pas tenues, considérez que l’Asie vous offre ici une seconde chance de faire place nette dans votre vie! Allez, au boulot, plus d’excuses!

7 réflexions sur “À l’heure de la famille

  1. Alors comme ça, à Taïwan, on passe les bébés à la machine ? Une autre culture, c’est sûr 😛

  2. Carla Ravie de te lire a nouveau depuis un Hotel ou je suis en suspens car mon vol domestique a été annule.Tes remarques d’ ethnologue me plaisent bcp tandis que de mon cote si ai envoyé qqes faux blogs depuis mon départ, vu mon âge je m’en tiens au journal de bord écrit a la main..Ce qui me fait penser que ton anniv a du avoir lieu début février. Alors bon anniv. cher serpent et en retour cette phrase d’ Oscar Wilde  » Les bonnes résolutions sont des cheques tires sur un compte qui n’est pas ouvert »… Bisous. Francoise Envoyé de mon iPhone

    • Et bon voyage à toi! Il faut dire que c’est un peu compliqué d’écrire un blog quand on a un accès sporadique à internet donc je pense que tu es excusée… Merci pour les voeux, de fait mon anniversaire avait lieu le soir du réveillon du Nouvel an, donc c’était assez spécial cette année, j’ai fêté le serpent à la place de la vieillesse!

  3. C’est marrant ça me rappelle les repas d’anniversaire dans la famille… Apéritifs-hors d’oeuvres-entrée-plat principal-premier gateau-deuxième gateau-troisième gateau (eh oui il en faut pour tous les gouts !)-café… quoi, y en a encore ?! Eh ben oui, qui dit café dit canards et biscuits.

    • Oui, sauf qu’à Taïwan il n’y a qu’une tournée. Il n’y a pas la case apéro ni la case dessert, tu manges tout en même temps, et le repas est salé. Les gateaux ça se garde pour les moments de thé ou autres. D’ailleurs j’insiste sur le thé, parce qu’il ne vaut mieux pas trop s’aventurer au café dans le pays…

  4. Bravo,Carla pour éssayer de faire tout le plus « taïwanaisement » possible ! Pour le baby sitting la méthode est simple si j ai bien compris: Sur quel programme met on la machine à laver ?( j aurai dit 30 degrés….Délicat) Ils ont du aimer  » Honey I Shrunk The Kids » , une brillante comédie US des années 90…..

Et vous, qu'en pensez-vous?